De février 1924 à mai 1925, Rainer Maria Rilke a choisi de se parler dans une autre langue que celle qu’il venait de porter à sa perfection dans les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée. La guerre l’aurait rendu sensiblement étranger au monde germanique. Désormais libéré de l’extrême tension que les Elégies avaient requis de lui pendant dix ans, il se découvre alors comme séparé du meilleur de lui-même et dans la nécessité de marquer son décentrement d’une manière d’autant plus radicale, peut-être, qu’une maladie incurable le désarme au fil des mois. Interrogé par un critique zurichois, Rilke explique quant à lui la conversion « à cet accord et à ce risque » par le désir, avant tout, d’offrir au canton du Valais, où il a trouvé refuge après des années d’errance, « le témoignage d’une reconnaissance plus que privée pour tout ce qu’[il] a reçu (du pays et des gens) ». Mais on aurait tort de ne voir dans son projet qu’une manière d’appuyer sa future demande de nationalité suisse, ou nourrir son désir « d’être plus visiblement lié, à titre de modeste écolier et d’immodeste obligé, à la France et à l’incomparable Paris, qui représentent tout un monde dans son évolution et ses souvenirs ». Pour marginale qu’elle soit dans son œuvre, la voix des poèmes français est, de bout en bout, la sienne ; son attention aux choses suit le même mouvement d’accueil que dans ses grands livres, reconnaissant d’abord les objets les plus proches, ceux de sa chambre (lampe, table de bureau…) avant de nommer le grand dehors qui s’ouvre au seuil du « verger ». Les treize lettres de Rainer Maria Rilke à Jean Paulhan, retrouvées à l’IMEC et commentées par Bernard Baillaud, éclairent la genèse du recueil et rétablissent Paulhan dans son rôle de « parrain » de la poésie française de Rilke. Avec Madame Klossowska, l’éditeur en a de fait établi le sommaire, regroupant sous un titre de son invention, Vergers, ses préférences, à la fois, et l’ensemble des Quatrains valaisans écrits d’août à septembre 1924. Il s’agit de l’ultime recueil publié par l’écrivain de son vivant. Notre édition des poèmes suit l’originale, établie collégialement par Rilke, Jean Paulhan et Baladine Spiro-Klossowska (Éditions de la NRF, 1926).