L'INVENTION DE LA VÉNUS DE MILO. Comment un marbre antique découvert par hasard dans le champ d'un paysan grec, brisé en deux morceaux de surcroît, est devenu l'un des symboles majeurs de l'art occidental, voilà l'enjeu de cette enquête menée tambour battant.
Au printemps 1820, il y avait foule dans la petite île cycladique de Milo : Olivier Voutier, aspirant de la Marine française nostalgique de l'empereur, fut le premier à dessiner le fascinant visage de la statue, à qui il donna les traits de la femme de ses rêves, épouse du consul local. Dumont d'Urville, le futur explorateur de l'Océanie, n'eut aucun scrupule à s'attribuer la paternité du croquis et de la découverte du marbre, tant il rêvait d'en faire hommage à son roi Louis XVIII. C'était sans compter avec le comte de Marcellus, le futur secrétaire de Chateaubriand, alors en poste à l'ambassade de Constantinople. Les notables locaux ne restèrent pas inactifs, et moins encore les pilleurs d'antiques ottomans.
Au coeur de ces rebondissements sentimentaux, politiques et diplomatiques, s'inscrit pourtant la question principale : celle de l'identité de la statue. Que Voutier se soit écrié «ma Vénus», devant la pureté et le mystère de ses traits ne constitue en rien une preuve... et jamais on ne retrouva la main gauche censée tenir la pomme de discorde, attribut de la déesse de l'amour !
Takis Théodoropoulos, dont l'iconoclaste ironie n'épargne aucun des acteurs impliqués dans cette affaire, montre ici avec brio que la Vénus de Milo fut l'invention paradoxale que tout le monde attendait. Produit d'une sensibilité néoclassique alors en vogue, elle contribua à renforcer les valeurs dont nous sommes encore les héritiers, à l'heure où triomphe la culture des musées.
TAKIS THÉODOROPOULOS est né à Athènes en 1954. Écrivain, chroniqueur et éditeur, il est l''auteur d'une dizaine de livres dont l'inspiration est nourrie par une solide culture antique, parmi lesquels, chez Sabine Wespieser éditeur, Les Sept Vies des chats d'Athènes (2003) et Le Roman de Xénophon (2005).
Extrait du livre :
Ils la découvrirent sans la chercher, mais ils la reconnurent d'emblée. Ils ignoraient son existence, mais ils l'accueillirent comme s'ils l'attendaient.
On dit que le premier à prononcer son nom fut l'aspirant du navire de guerre français Olivier Voutier. Il fut le premier à fixer ses traits en usant de l'expérience assez rudimentaire qu'il avait du dessin. L'esquisse de Voutier fut à l'origine de toute une dynastie d'images, de croquis, de photos ou d'objets qui n'ont cessé de répéter son visage durant les deux siècles suivants.
Nous pouvons imaginer le jeune Voutier qui, un an plus tard, retournera en Grèce pour combattre aux côtés des insurgés, penché sur la statue dans une attitude qui trahit un mélange de piété et de tendresse. Son modèle était encore couché parmi les pierres qui le recouvraient un jour auparavant. Il était brisé en deux, d'un côté le torse nu avec la tête et de l'autre les membres inférieurs dissimulés par les plis du voile. Et quand Voutier prononce le premier le mot «Vénus», il tient son croquis éloigné de ses yeux, comme s'il voulait le confronter à la réalité du modèle qui, lentement mais sûrement, a commencé à se confondre avec les ombres des oliviers, dans le bleu foncé du ciel qui précède la tombée de la nuit.
C'était le 19 avril 1820, Voutier se trouvait à Milo où s'était arrêtée la veille la gabarre L'Estafette dans laquelle il servait. Quant à la statue de femme qu'il venait tout juste de baptiser «Vénus», elle se trouvait dans le champ d'un paysan grec nommé Yorgos Kendrôtas. Lequel l'avait découverte quelques jours auparavant en soulevant des pierres, accomplissant l'un de ces gestes qui, sans que l'on puisse en deviner l'importance, paraissent programmés par le destin, ou par quelque fatalité invisible qui accompagne les activités humaines.